L’Hommage mineur

minotaure

Cher Christian,

Il m’aura fallu tous ces jours avant de trouver la liberté nécessaire pour rédiger ce courrier. Je te prie d’excuser ma soudaine disparition. Comme tu le liras, il m’était impossible de révéler les projets qui l’ont provoquée. Aujourd’hui encore, les explications que je pourrais te fournir seraient bien confuses… Tu me savais rêveuse depuis quelques semaines, et, avec la pudeur dont tu es coutumier, tu n’as pas osé me questionner sur cet air hagard et ces silences de plus en plus fréquents que je t’imposais bien malgré moi.

La situation politique et sociale du Bagrade me dévastait, c’est bien là tout ce qui a dû te permettre de ne pas trop t’inquiéter, et tu avais raison : à mesure que l’état d’urgence s’épanouissait, une forme de mélancolie mortifère m’égarait dans un désert où tu peinais à prendre consistance, comme du reste la réalité toute entière. La violence des puissants que nous subissions depuis le coup d’éclat des Hugattes n’était qu’une tombée de masques : si toi et moi connaissions la mascarade et, d’une certaine façon, nous en contentions, il semble que nous avons soudain pris conscience de sa nocivité et des conséquences désastreuses que le moindre incident pouvait provoquer. On est toujours surpris de constater notre vulnérabilité, quand on sait à quel point, comme le repeuplement d’une forêt dévastée voit d’abord pousser des troncs malingres, la moindre entaille à notre liberté met des décennies à se refermer, barrant pour toujours le visage du peuple d’une affreuse cicatrice. On croyait que le temps du combat intérieur était venu, que l’époque comme nos âges hissaient enfin au premier plan les questions du décentrement et du pas de côté, mais nous fumes brutalement contraints, par ceux-là mêmes que nous avions érigés en porte paroles, de réaffirmer des principes que nous croyions acquis de longue date, d’amputer nos imaginaires et de nous réduire à un lot de nécessités innombrables et de compromis immondes. Toi et moi qui désirions refondre notre union et repenser ce tiers d’amour dans son autonomie, quelle étape cruciale avons-nous occultée ? De quel orgueil avons-nous drapé notre statut de pions dans l’échiquier ? De quelle vigilance avons-nous si cruellement manqué ? J’ai pris conscience de mon enlisement tout égoïste et de la stérilité de ces interrogations après mon départ. Je ne m’explique pas sa soudaineté, mais tu sais ma propension à me soumettre aux élans que me dictent mon coeur et autres injonctions souterraines. Dans cette sombre période qui les voient plongés dans un marasme émotionnel aussi ridicule que dangereux, je ne pouvais que m’y fier ardemment, et prestement.

Une lettre énigmatique m’invita à plier bagage et à rejoindre l’Hommage Mineur par voie de mer, en compagnie d’une équipe de chercheurs et en ma qualité de sociologue, pour une exploration de ses régions reculées et de la terre de Minth, que tu sais encore aujourd’hui plus rêvée que foulée.

Je partis à l’aube. Je te trouvai encore endormi et je déposai doucement sur ton front la paume de ma main : il était tiède, et sage.

J’aimerais te narrer la traversée de la Mer de Krüll comme une lutte contre des éléments déchaînés, marquée d’une promiscuité forcée avec mes compagnons de fortune, une solitude à ce point malmenée et un temps si distendu, que j’eusse mesuré l’étendue de ma misanthropie. Il n’en fut rien : aucun cétacé ne nous a distraits d’une mer plate et grise, que nous fendions, monotones, comme la lame aiguisée d’un cutter une fine toile tendue. Le ciel bas et morne était enveloppé d’une brume si épaisse que notre champ de vision fut, pendant tout le temps que dura le voyage, réduit à moins de cinq mètres. Nous avons guetté la surprise qui surgirait du fog, espérant d’abord une baleine ou un banc de jukres aux flancs blancs comme la mort, puis n’importe quel incident, averse, vaguelette, brise, qui puisse nous rendre la perception de notre situation dans l’espace et  dans le temps. Mais rien ne vint, pas même une anicroche entre nous : à croire que nous naviguions dans un bocal et que, quelque part derrière ce voile de brouillard, un scientifique méticuleux et patient observait à la lunette notre peuple de cobayes se résigner au non événement.

Le trouble fut intérieur. Tu sais la récurrence de mes rêves noirs; pas un somme n’en fut épargné. Le plus marquant fut celui que je fis la nuit avant notre arrivée, et si je tentai le premier jour sur le port d’interpréter mes découvertes hallucinées à l’aune de sa violence, force est de constater aujourd’hui qu’il était plus le résultat des dernières semaines vécues péniblement au Bagrade qu’un quelconque présage de ce qui m’attendait. La traversée toute entière m’apparut comme une étape nécessaire à un esprit confus qui devait poser le pied en Hommage Mineur libéré de ses fantômes… Tu sauras à quel point je ne m’étais pas trompée…

Au dernier matin, je me réveillai en sueur, les poings serrés sur le drap et les muscles de la mâchoire figés dans une tension douloureuse. Je me levais et ouvris le hublot de ma cabine. Ce que je vis me réveilla pour de bon : une masse de volatiles virevoltait au-dessus du bateau et assombrissait le ciel… Au loin, la fine bande du rivage ondulait sous le soleil, presque imperceptible. Je plissai les yeux et distinguai peu à peu les oiseaux : ils mesuraient plus de deux mètres d’envergure. J’appris plus tard qu’ils ne pouvaient qu’amerrir et en aucun cas se poser sur la terre ferme. Leurs larges plumes pourpres et jaunes déployées sur l’eau bleue, l’agilité et la force avec laquelle ils les rassemblaient sous leurs corps ridiculement petits puis se propulsaient verticalement, s’arrachant au piège d’eau salée avant de dessiner de larges cercles au-dessus de la mer sont mes premiers souvenirs de L’Hommage Mineur.

Nous fûmes rapidement accueillis par nos hôtes respectifs et nous séparâmes sur le quai, chacun de son côté sans même nous saluer, respectant la coutume qui consiste à passer les trois premières semaines avec pour unique compagnie l’hôte que le pays aura choisi pour nous et l’interdiction de parler à qui que ce soit. J’appris de mon guide qu’il s’appelait Cyprus, et qu’il avait été choisi arbitrairement comme on est au Bagrade désigné juré par courrier du Tribunal. Il avait reçu pour seules informations une photo de moi, ainsi que l’horaire de mon arrivée et celui de mon départ. Cyprus ressemble à tous les habitants de L’Hommage mineur, tels qu’ils sont dépeints dans nos livres, reproduits sur nos fresques et décrits par les précédents voyageurs, si bien que quand je le rencontrai, j’eus l’impression de revoir un vieil ami : ses caractéristiques physiques, bien que tout à fait singulières comme tu le sais, m’apparurent familières, et, trop heureuse de retrouver ce que le voyage m’avait ôté, je le suivis d’un pas assuré, presque émue qu’un sol me résiste enfin avec tant d’indifférence. Cyprus, silencieux, marchait d’un pas lent et immense. Perché sur deux jambes pareilles à de grandes et souples branches, son buste, long et plat, se terminait par un cou plutôt petit et effilé que prolongeait un visage d’une pâleur quasi cadavérique. Au bout de quelques mètres, nous empruntions une allée pavée de pierres taillées et blanches, qui montait vers ce qui semblait être le coeur de la ville. Cyprus ne m’avait toujours pas adressé la parole, quand il s’arrêta net et se pencha vers moi de sa hauteur de cathédrale. Il murmura :  « Les qualités seront ignorées. C’est la devise de la ville ». Ses petits yeux sans pupilles étaient plongés dans les miens. Puis, il se retourna et reprit son pas souple. « Les qualités seront ignorées »… Je respectai l’interdiction de parler et ne lui demandai pas ce que la ville n’ignorait donc pas, et qui restait apparemment innommable, caché dans le pli de sa devise.

Bien que blottie dans une vallée la ville était d’une hauteur égale aux crayeux sommets environnants, et, au hasard d’une perspective entrevue depuis le bout d’une ruelle, on confondait aisément les montagnes à l’horizon avec les longs bâtiments en ogive de sa périphérie. Tout en elle, de la brindille fragile entre deux pavés à ses habitants, défiait l’apesanteur, on eût dit qu’un souffle rasant eût suffi à rompre ses attaches. C’était la même légèreté dans le pas suspendu de Cyprus que je peinais à suivre, et qui lévitait quelques secondes de temps à autre avant de reprendre son impulsion au sol.

Nous croisâmes peu de gens jusqu’au domicile de mon guide. Une sorte de char surmonté d’une montgolfière blanche se rua sur la chaussée, nous laissant découvrir dans son sillage, sur le trottoir d’en face, un homme jeune, portant sur son dos celle qui pouvait être sa fiancée. Elle ne devait pas être bien lourde, mais il était en peine, et traversa courbé et suant, tandis qu’elle semblait tenter d’alléger le fardeau de son poids en épousant leur trajectoire. S’ils pouvaient regretter tous deux cet état de fait, aucun n’avait l’air décidé à marcher simplement côte à côte… Je restai immobile et les observai jusqu’à ce qu’ils disparaissent derrière l’immeuble par lequel nous étions arrivés. Cyprus pour une fois m’attendait, et, peut-être sensible à mon air interloqué, ou simplement pressé de traverser, me donna les explications que je n’avais pas demandées.

« Ces deux-là sont de jeunes mariés. La règle exige qu’ils se portent l’un l’autre pendant les quinze jours qui suivent leur union, en alternant chaque jour le porteur et le supporté. » Il marqua un arrêt, jugea à mon immobilité que je n’avais toujours pas la réponse à la question que je n’avais pas posée, et poursuivit :

« En Hommage Mineur, bien des conflits ont éclaté pour des causes familiales. Nous n’avions d’autre choix que de réagir et d’étudier ce qui, notamment dans la cellule du couple, en couvait la dégénérescence et permettait ensuite que le conflit contamine de plus larges pans de la société. Il est notamment apparu que quelques individus percevaient le couple comme une fin en soi, un aboutissement, une fusion terminale en quelque sorte… Quelle absurdité… Ce ne fut évidemment jamais mon cas, mais je dus moi aussi honorer la tradition lors de mon mariage… Bref. Nous simulons la fusion pour en percevoir les dangers. Les amants ne font qu’un, le temps d’entendre qu’elle n’est qu’une lubie néfaste pour eux, et, plus grave, pour nous tous. C’est extrêmement efficace, et les amants ne désirent rien plus au bout de l’épreuve que de retrouver leur autonomie. Vous avez assisté ici à une simulation de fusion corporelle, mais bien d’autres exercices de cet ordre ont lieu pendant ces deux semaines. »

Nous fîmes halte sur un banc faisant face à un croisement entre deux ruelles. Ces dernières grimpaient encore vers le point culminant de la ville, qui semblait s’éloigner à mesure que nous en approchions. C’est en baissant les yeux sur mes cuisses et en voyant mon pantalon de lin rouge vif que je pris conscience de l’étrange affadissement général. Un regard circulaire et la ville m’apparut telle une toile dont les pigments auraient perdu de leur force sous l’action du temps. Le soleil… c’est le soleil qui délavait la ville. Elle s’effaçait, et ce que j’avais d’abord pris pour de la légèreté n’était qu’une absence de couleurs, de consistance, presque palpable. Je levai la tête par delà les toits, cherchant l’astre du regard mais ne distinguai rien que les ombres pâles des oiseaux marins tournoyant dans son halo… Les ombres, si rares. La lumière vorace, la perte d’éclat des choses et des êtres : son règne sans partage brouillait les perspectives, aplatissait le réel, comme un souvenir qui peu à peu confond ses lignes de fuite.

Les qualités seront ignorées … Mais avaient-ils d’autre choix que celui de conformer le socle de leur vie en commun au diktat céleste ? Qu’est-ce qui, en eux, accueillait avec autant de conciliation, voire accélérait le processus de cet effacement progressif ?

Cette fois-ci, Cyprus ne prêta aucune attention à moi, et se leva prestement sans même me faire un signe, je le suivis vers l’une des ruelles. Quelques mètres plus loin, nous arrivâmes enfin à son logis.

C’était une maison basse et humble. Quatre enfants, curieux de découvrir qui partagerait leur quotidien, rejoignirent la pièce commune mais se tinrent à une distance respectueuse de moi. Plantée au milieu du décor, je n’osais pas aller au-devant d’eux pour les saluer, mais, au regard de leur impassibilité, ce n’était pas nécessaire. Cyprus m’invita à m’assoir, et prit la parole :

«  – Etrangère, vous devez savoir tout de suite que nous sommes à la veille d’un jour très particulier. Personne n’échappe à la Grande Substitution. Elle a lieu demain, et vous devrez y prendre part, comme chacun de nous et malgré la fraîcheur de votre arrivée. Les jeunes époux que vous avez vus toute à l’heure aussi suspendront pour une journée leur rite d’initiation amoureux. Vous êtes bien ou mal tombée, c’est selon la façon dont vous envisagiez votre venue ici, mais vous serez irrémédiablement plongée dans cette coutume de L’Hommage Mineur dès le lever du soleil, et vous y prendrez part activement, et vous laisserez votre marque sur notre peuple, ou il vous en coûtera la vie. » Il marqua une pause, afin que je mesure pleinement le poids de ses mots et leur réalité. Si je n’avais pas envisagé de faire autre chose à ce stade du voyage, pendant cette étape obligée dans le port que d’observer et de consigner mes impressions, la menace de Cyprus était sans appel. Il reprit :

« Une fois par an, le temps d’une journée, nous changeons de statut, et usurpons légitimement celui d’un autre. Le palefrenier peut devenir gouvernant, le gouvernant garçon vacher, le garçon vacher épouse et mère au foyer, la mère au foyer prostituée du quartier des miroirs, la prostituée bibliothécaire dans la tour de mémoire et ainsi de suite… Quelqu’un prendra votre place, et vous prendrez la sienne. »

Les quatre enfants de Cyprus m’observaient d’un air amusé, habitués malgré leur jeune âge à ce tour de passe-passe annuel durant lequel ils perdaient leurs parents, et peut-être bien plus que cela… Mon effroi manifeste les fit sourire. Cyprus me rassura :

« – L’échange est pensé jusqu’à un certain point, les enfants prennent la place d’autres enfants, mais mon épouse et moi-même espérons chaque fois que leur soient dévolus de doux destins… C’est pourquoi le reste de l’année, nous travaillons au bien-être de tous les enfants de notre voisinage : comprenez-vous que le risque et le déchirement à soi que nous impose cette journée vaut la conscience pleine que nous tirons de l’arbitraire de notre lieu de naissance et de ce qui est en notre pouvoir en matière de changement ? Bien des choses peuvent être bouleversées, à l’échelle individuelle ou collective, si l’on tire au clair autant que faire se peut ce qui relève de l’aléa, qu’on confond trop souvent avec de la fatalité. Nous avons cru un temps, comme chez vous au Bagrade, au pouvoir des images et de l’information, nous les pensions suffisants. Nous étions bien plus en avance que vous : nos gouvernants prônaient la diversité des sources, et la soutenaient, nous avions accès à une multiplicité de canaux, notre connaissance était intelligente, là n’est pas la question… Nous savons comme vos puissants tournent à la dérision nos modes de vie et ce qu’ils considèrent être des régressions sociales, comment ils se sont empressés de nous inscrire dans un primitivisme de régence, d’ouvrir des musées où vos enfants n’ont accès qu’à ce qui leur est présenté comme un folklore au mieux ridicule, au pire barbare… Pardonnez ce sursaut de fierté, vous qui subissez cet endoctrinement, cette torsion permanente du réel et de l’histoire, et qui venez ici avec la curiosité en espérant trouver des réponses aux blessures de votre âme… Nous avions donc en ce temps une foi aussi forte que la vôtre dans la communication, si ce n’est que si vous ne jurez aujourd’hui encore que par elle, nous en avons perçu rapidement les limites. Il nous manquait l’essentiel, le levier du passage à l’action : l’empathie. Rien ne changeait, ou si peu, et dans cette limite indépassable parce qu’irrémédiablement inscrite dans nos corps, la meilleure volonté de compréhension sensible était empêchée. Deux enseignements furent tirés de ce statu-quo : l’empathie exige momentanément le coup d’arrêt de la routine temporelle, l’organisation du temps étant le principal facteur de l’enlisement. Le second enseignement était le suivant : aucune empathie n’est réellement possible si l’individu n’épouse pas pleinement un autre rôle. La Grande Substitution ne nous fut pas imposée : elle recueillit la totalité de nos suffrages parce que nous la savions absolument nécessaire. Je lis l’étonnement dans votre regard, chère étrangère. Oui, il est des peuples qui ont encore le sens du sacrifice, mais ne vous y trompez pas : plus que de sacrifice, nous possédons ce que vous semblez avoir perdu de longue date au Bagrade : le sens commun. Qu’est-ce que la perturbation de nos modes de vie individuels le temps d’une journée, quand on sait que les douze mois qui suivront verront un exceptionnel surcroît d’attention mutuelle et nous offriront plus de compréhension que nous en rêvions le jour précédent ? La majorité des débats qui vous animent, ou vous animaient – il marqua alors une pause et me lança un regard empreint de la même tristesse résignée que celle avec laquelle tu découvrais chaque soir les informations du Bagrade, et mon coeur se serra à ce souvenir  – ces débats ont à peine cours chez nous : non que nous les évincions, mais La Grande Substitution nous offre souvent les réponses adéquates, ou simplement l’angle sous lequel ils doivent être introduits dans l’espace public, s’ils doivent l’être. Par l’empathie acquise au lendemain de l’épreuve, la connaissance plus intime de l’autre, comprenez-vous que le réel est rendu à sa complexité et que puisse surgir alors crûment la vanité de points de vue que nous prenions le jour précédent pour des certitudes inamovibles ? »

Il avait visiblement dit ce qu’il avait prévu de dire, se leva lentement, se dirigea vers une commode  en bois près de l’entrée du logis, ouvrit son unique tiroir et en tira sept enveloppes.

«  – Nous avons reçu ce matin les rôles qui nous ont été assignés pour demain. Voici le vôtre. »Il me tendit une enveloppe anodine, où était inscrit en lettres fines et d’une encre déjà presque effacée : « L’étrangère de Cyprus ». Je la saisis fébrilement, l’ouvris et en tirai un petit carton rigide, sur lequel était dessiné un masque de ce qui aurait pu être un boeuf aux cornes immenses. Je perdai pied : si j’étais venue consciente que l’observation des habitants de L’Hommage Mineur provoquerait ce que l’on attend de tout déracinement, et que j’avais accepté, en foulant son sol, de me soumettre à d’autres visions, à d’autres habitudes, je pressentai que ce que je m’apprêtais à vivre dépassait tout entendement. Je pris peur, mais, étrangement, cette peur n’était pas la basse émotion que nous ressentions quotidiennement au Bagrade, pliant sous le poids d’un destin qui nous échappait, réduits à nos sombres craintes et aux fantasmes qu’elles ne manquaient pas d’engendrer : elle s’offrait ici à moi au contraire comme je lui permettais de le faire, comme l’étape incontournable de toute promesse valable. Elle était comme l’expression la plus pure de celle ressentie avant toute véritable aliénation.

Les enfants s’étaient rassemblés derrière moi, et, penchés sur l’augure, s’immobilisèrent. Cyprus me prit sans difficulté le carton des mains, et cela me rendit au présent. J’attendais ses explications avec la résignation d’une élève confiante du sens de l’exercice nouveau auquel elle allait devoir se soumettre. Il lut l’inscription, puis me traduisit mon rôle en s’efforçant de ne pas laisser transparaître l’émotion dans laquelle sa découverte l’avait manifestement plongé :

«  Demain, vous serez le Kanpuro du quartier des basses terres. »

Ce fut peut-être la mine déconfite des enfants, ou le ton dramatique qu’emprunta Cyprus en détachant chacune des syllabes – Kan. Pu. Ro.- ou encore ce fut parce que depuis mon arrivée j’avais mobilisé tant d’énergie à saisir l’insaisissable, à maintenir l’enchantement de la découverte pour pallier le vertige de nos différences et de ma solitude, et que j’entrevoyais soudainement  qu’ils me pouvaient me rester à jamais étrangers, ou peut-être ce fut tout ceci réuni qui causa ce rire franc que je ne pus retenir et qui dura une éternité. L’usure et la contagion firent plier la fratrie, qui bientôt se détournait du père pour cacher ses sourires. Cyprus, lui, passa de l’étonnement à la froideur, et je finis par me reprendre, en lui accordant le crédit que la situation exigeait. Ma peur revint progressivement. Il patienta en me fixant, jusqu’à ce que le silence complet assourdit jusqu’à l’écho de mes éclats. Il reprit :

« – Une fois tous les deux ans, nos enfants subissent un rite de passage au premier âge de la sagesse. A l’aube, ils sont scarifiés sur toute la longueur de la colonne vertébrale. L’épreuve est extrêmement douloureuse, et dangereuse. Des petits minéraux sont introduits sous leur peau, leur corps réagit violemment et, pendant plusieurs jours, plus d’un est emporté par la fièvre et les saignements. L’organisme des plus robustes accepte, digère, et enfin incorpore ces intrus, qui, s’agrégeant au squelette, deviennent progressivement la part étrangère de ce qui les tient debout. Ces scarifications les renforcent et font office de vaccins. Mais pendant le temps que dure le rite, leurs esprits sont affaiblis, et enclins à la révolte, à la colère, à l’instinct de meurtre. Le Kanpuro a vocation à absorber cette énergie négative qui pourrait leur coûter la vie, et à la chasser en dehors de la ville. »

Pour illustrer son propos, il saisit doucement par l’avant-bras la plus jeune de ses filles, qui ne devait pas avoir huit ans, la tourna vers le mur et souleva son pan de chemise de coton rose pâle. Je découvris, horrifiée, son dos : les minéraux formaient sous sa peau des excroissances irrégulières qui suivaient la courbe de son épine dorsale, de ses reins jusqu’à la base de son cou. Il me semblait qu’elle serait bientôt hérissée de pointes qui perceraient aisément sa peau d’enfant, qu’il ne s’agissait là que des prémices d’une métamorphose monstrueuse. Les grands rapaces que j’avais vu tournoyer dans le ciel de L’Hommage mineur me revinrent en mémoire. La petite eut tôt fait de me ramener au sol meuble du logis : elle s’était retournée vers moi, et me tançait du regard le plus fier et provocant que j’aie jamais vu. Son menton légèrement relevé disait la fierté, la suffisance et la plénitude qu’elle avait retiré de l’épreuve.

Mon trop plein d’émotions mêlé à l’interdiction d’en exprimer une seule me plongea subitement dans un état de fatigue intense. Cyprus se leva et m’accompagna jusqu’à ma couche, dans une petite chambre attenante au salon. Un lit recouvert d’un simple drap blanc faisait face à une fenêtre tout en longueur dont la trajectoire suivait l’inclinaison de la ruelle qu’elle longeait. L’impression de stabilité offerte par les fondations, le sol de la maison et le plan du lit, était ainsi brisée par le souvenir de la pente contrariée sur laquelle ils avaient été bâtis. Allongée sur le dos, face à l’angle du mur où se joignaient les vitres, j’eus ce que même la traversée en bateau m’avait épargné : le mal de mer.

Je plongeai rapidement dans le sommeil, et passai une nuit sans lumières.

A l’aube, je quittai ma couche et tanguai en posant les pieds sur le sol. Dans la pièce commune, un bol et une théière m’attendaient sur la table basse, la maison était vide. Je bus lentement la décoction d’herbes que je ne parvenais pas à identifier, et, gorgée après gorgée, le souvenir de mon premier jour en Hommage mineur me revint. On frappa à la porte de bois et on n’attendit pas que je l’ouvre : trois hommes m’invitèrent à les suivre sans un mot. Je sortis derrière eux promptement. La lumière soudaine m’éblouit et que je crus distinguer parmi les trois ombres immenses des hommes devant moi, la silhouette gracile de Cyprus flottant à quelques centimètres au-dessus du sol. Je les suivis vers le port, mais nous bifurquâmes rapidement, empruntant des contre-allées, et je fus vite perdue. Dans les rues, tout semblait normal et tranquille : la Grande Substitution n’avait peut être pas encore commencé, ou bien se pouvait-il que les habitants de l’Hommage mineur abordent ce jour pourtant exceptionnel avec résignation comme on soigne au Bagrade la mine blasée et maussade de nos trajets quotidiens ? Leur calme était un outrage à mon bouillonnement intérieur, et, à mesure qu’on me conduisait vers un destin qui m’était la veille encore parfaitement étranger, un sentiment de révolte monta en moi. Je fulminai en suivant les trois ombres jusqu’à ce que l’une d’elle se retourne vers moi comme Cyprus l’avait fait au premier jour, et que je découvris que ma sourde colère les amusait. Le voile pâle qui recouvrait la ville et l’affadissait se dissipa brusquement. Le sourire de mon gardien se précisa, ses lèvres passèrent du rose clair à un rouge prononcé, et je perçus deux gracieuses fossettes à leurs commissures. Je distinguais maintenant les pupilles de ses yeux, fines comme celles d’un chat en plein jour, à peine plus foncées que l’iris, et surplombées de cils longs et gracieux. Tout semblait prendre corps et matière, tout s’alourdit dans le même temps, et je pouvais presque entendre les pas de mes guides, qui reprenaient leur marche, frapper le sol à chaque foulée. Que se passait-il ? La soudaineté de ce tomber de rideau avait-elle à voir avec la Grande Substitution ? Mes vaines moues enfantines pouvaient alors bien passer pour le dernier soubresaut pitoyable d’un orgueil impotent face à son destin…

Ils pressèrent le pas et me firent entrer dans une pièce fraîche et nue. Mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité et j’en saisis les moindres détails. Plus le temps s’écoulait, plus il me semblait que je pouvais voir au travers des choses et des êtres. Puis, un murmure s’éleva, un brouhaha peuplé de tessitures étranges, de voix fantomatiques et encombrantes, parmi lesquelles il me sembla parfois te reconnaître. Les hommes m’enlevèrent mes vêtements, me passèrent une fine tunique de lin blanc, puis enroulèrent autour de mes jambes et de mes bras des lianes de stipe en quantité, dont ils assurèrent la bonne tenue finale en les nouant autour de mes articulations avec d’épaisses ficelles. L’air passait difficilement au travers de ce monstrueux costume, mais ils allèrent chercher plus de lianes pour m’en recouvrir le reste du corps. Le clou du costume, je l’avais vu sur l’énigmatique message reçu chez Cyprus : ils sortirent d’une imposante malle en bois noir une énorme gueule de taureau fulminant, aux cornes disproportionnées et menaçantes. En découvrant ce que je devrais incarner, j’eus le brutal mouvement de recul d’une bête prise au piège. Le masque s’avéra plus léger et souple que prévu : ils l’approchèrent doucement de mon visage en murmurant une litanie incompréhensible, puis l’obscurité se fit. Quelques secondes passèrent et je le sentis épouser mes joues, l’arête de mon nez, et finalement mes paupières, et, si ce n’est la légère pression qu’exerçait le poids des cornes sur mon crâne et qui ralentissait un peu mes mouvements, j’évoluais sous ce pastiche comme si je n’en portais pas. Et plus encore, il semblait que j’avais gagné en fluidité et légèreté. J’avais enfilé le masque, et je me sentais une force nouvelle, quelque intrépidité ou désir immense, une amplitude corporelle décuplée. Quand je revins à ce qui m’entourait, je découvris mes gardes qui sortaient précipitamment de la pièce. Trois jeunes garçons étaient restés impassibles, debout à mes côtés. Mon regard suffit à les convaincre que la métamorphose avait bien eu lieu et, après s’être furtivement consultés, ils se saisirent chacun d’une longue flûte de bois vert. Ils commencèrent à jouer les premières notes de l’hymne dissonant qui accompagnerait tout le jour au travers des rues de la ville le Kanpuro que j’étais devenu, avertissant la population de son prochain passage, afin qu’elle puisse fuir l’abjecte créature, le minotaure démoniaque et tout puissant que les esprits malins possèderaient jusqu’aux portes de ville.

Je sortis de la chambre sombre, et découvris dans la cour une dizaine d’enfants, à genoux sur le sol, face contre terre, le dos fendu sur toute sa longueur d’une large entaille dont se déversait du sang en abondance. Je ne ressentis rien, pas une once de compassion, et commençai les gestes rituels comme si j’exécutais depuis des années cette curieuse danse autour des petits corps gisants. Je tournoyai rapidement autour du groupe en exerçant de rapides pressions du pied sur leurs reins déjà endoloris.  Chaque contact m’offrait un regain de brutalité et mon corps tout entier battait au rythme des flûtes, dont les mélodies pourtant distinctes s’accordaient à l’unisson au tourment des forces qui m’avaient envahi. C’était une hydre musicale, une affreuse sirène à trois têtes chantantes, qui m’acculait à rendre palpable la réplique du combat invisible qui se livrait en ce jour. Au coeur de la vulnérabilité des enfants recroquevillés à mes pieds, se trouvait l’occasion de rompre un équilibre primordial, qui pouvait faire basculer le pays tout entier dans le chaos.

Le chant cessa soudainement et je m’avançai à l’entrée de la cour. Après quelques secondes d’immobilité, je commençai à taper violemment mes cornes sur le sol, à six reprises, me redressant entre chaque coup et me cambrant vers l’arrière avec une souplesse que je ne me connaissais pas. Le bruit du choc m’enivrait et se propageait dans toute la ville. Je me redressai, les yeux embués de douleur, le chant reprit et je m’élançai dans les rues. Je faisais fuir à raison hommes et bêtes, car mon seul désir aurait alors été d’empaler de mes cornes tout ce qui fut vivant. Je cherchais bientôt frénétiquement à ouvrir les portes des maisons pour m’y introduire. Le soleil et les rapaces furent les seuls témoins de cette traversée furieuse. Si j’avais eu des ailes, je leur aurais livré un combat mémorable; j’aurais fait pleuvoir en nombre sur L’Hommage mineur des cadavres d’oiseaux déchiquetés. Sous le vêtement de lianes, ma peau brûlait d’une ardeur démoniaque, je me consumais de violence, et, si nous n’avions pas atteint les portes de la ville rapidement, je ne l’aurais certainement pas supporté plus longtemps.

Deux colonnes gigantesques de marbre blanc, sur lesquelles siégeaient deux statues de taureaux massives dont les muscles saillaient hors de toute proportion, signifiaient l’entrée de la cité par voie de terre. Par delà cette limite arbitrairement dessinée, s’étendait la vallée au creux de laquelle avait certainement coulé le fleuve qui avait présidé d’antan à l’installation des hommes. Les  bêtes figées tournaient le dos à la ville, et, parées pour la charge, semblaient pouvoir bondir à tout moment de leur hauteur pour contrer l’assaillant téméraire. Je ralentis à leur approche, pressentant dans un sursaut de conscience que la fin du rite serait d’une violence égale à son commencement, et, quand les flûtes se furent tues et qu’à peine j’enjambais la frontière imaginaire entre les deux colosses, je fus prise de convulsions terribles qui me projetèrent à terre. Je restai ainsi un moment, prostrée dans le silence compact de la vallée. Je pus bientôt me dresser à quatre pattes et je sentis monter en moi un hurlement, qui jaillit des profondeurs de mon être. Il était peuplé des voix fantômes qui m’accompagnaient depuis le matin et que je déversai à l’extérieur de la ville sauve. Il s’évanouit au lointain, et je sentis alors le masque se détacher lentement de mon visage, libérant un à un chaque pore. Il tomba finalement devant moi, inerte, désincarné, rendu à l’anodin. Je pris une inspiration phénoménale et m’effondrai, inconsciente, sur le sable.

Je ne sais qui me ramena chez Cyprus, peut-être les musiciens, mais, dans ce cas, par quel miracle ? L’épreuve avait dû être pour eux aussi exténuante qu’elle le fut pour moi, et il n’est d’impunité pour aucun témoin.

C’est au soir de ce jour, cher Christian, que j’ai trouvé l’énergie de t’écrire, et, pour l’heure, mon pantalon de toile est d’une pâleur qui ferait frémir, si elle n’était le signe extérieur de l’apaisement profond de mon âme. Je m’efface, comme les habitants de L’Hommage Mineur. Je peux avouer maintenant que c’est toi qui m’a laissée, toi qui est parti brutalement ce matin-là : cette lettre est celle que j’aurais voulu recevoir. Je la savais impossible, et l’espérais pourtant chaque jour un peu plus. Stupide et humaine ténacité que tu aimais tant moquer. J’ai fini par peupler ton souvenir des événements que je te crois avoir vécus depuis ton départ. Pardonne-moi d’avoir usurpé ton nom pour renaître au mien, et emporte ces mots, où que tu sois. Il n’est plus question désormais pour moi de fuir le Bagrade et de partir à ta recherche, alors qu’enfin j’accepte que la densité de notre vie commune doive tout, a posteriori, à sa fugacité, et qu’il ne pouvait en être autrement. Comme j’acceptais d’antan que la chaleur de ta paume sur mon front se confonde avec la mienne jusqu’à disparaître complètement, j’ai accepté de ne pas tout avoir, c’est à dire de ne pas avoir le temps de te perdre. Je ne te perdrai jamais, voilà ce que j’ai fini par entendre.

En rentrant tout à l’heure dans l’incessant bruit de sirènes qui fait trembler les vitres à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, une scène incroyable se déroula devant chez nous : c’est la stupeur des passants qui m’alerta alors que je voulais traverser la rue qui mène à notre porte. Une remorque filait dans un silence d’autant plus parfait que les sirènes s’étaient miraculeusement tues. Une baleine bleue gisait sur son plateau à ciel ouvert, et cet ahurissant cortège semblait glisser dans le soir tombant. Quand son oeil encore luisant parvint à ma hauteur, j’y vis défiler ses souvenirs, et je t’y aperçus, Christian. Au lointain de sa pupille, à la proue d’un bateau, tu défiais le soleil de ton orgueil d’enfant.